La Création, mystère insondable

Une quête de sens acharnée habite les longues méditations et répliques du livre de Job. Job se révolte contre un Dieu qui lui a ôté ses biens et ses enfants, sa santé et sa dignité. Job est dans la tourmente et ses amis cherchent à le consoler et... à défendre la justice de Dieu. Pour les amis de Job tout s’explique : le malheur de Job est nécessairement la conséquence de son péché, sa souffrance est une correction pénible mais utile...

Tout s’explique... Point du tout, dit Dieu lui-màªme. Il entre sur scène pour confondre les amis de Job. Sans màªme y faire allusion il écarte leur prêt-à-porter théologique. Et voici que Dieu est Dieu. Et nous-màªmes nous sommes des créatures, résolument, créatures ébahies face à l’immensité de la Création. Dans les chapitres 38 à 42, tout un panorama de créatures grandioses et étranges défile devant nous, intelligemment disposées les unes, sauvages, incompréhensibles et màªme angoissantes les autres.

Les merveilles du monde forment un cortège fascinant à  commencer par le ciel étoilé et jusqu’au fond des océans. La ligne cà´tière protège la terre ferme contre la mer déchaà®née, et c’est rassurant. Mais pourquoi pleut-il sur le désert ? Cette pluie est perdue pour les cultures dont nous vivons... Qu’il est passionnant, le cheval qui piaffe et qui bondit d’ardeur, mais c’est la guerre et les champs de bataille qu’il évoque... Et de l’aigle qui s’élève si noblement dans les airs il est dit : « Là où sont des cadavres, il est là » (39,30). Le monde est troublant, chaotique, et le monde animal en particulier, avec ses onagres et buffles indomptables et nuisibles et màªme l’incroyable sottise de l’autruche qui, nous dit-on, pond ses Å“ufs sur le sable et les abandonne dans un endroit où n’importe qui pourra les écraser... Il y a de l’humour dans tout cela, heureusement.

Humour grinà§ant, cependant, car une provocation nette nous est lancée : pour qui te prends-tu, homme (ou femme), pour qui te prends-tu, créature qui juges ton Créateur ? Tu sais tout, n’est-ce pas ? Tu as tout compris ? Tu connais tout, pourtant ta courte vie est si dérisoire en comparaison avec l’histoire de l’univers ! Tu supervises tout alors que ton petit monde à  toi n’est qu’un rien dans l’inimaginable des espaces infinis !

En quoi ce panorama naturaliste aura-t-il répondu aux tourments de Job ? En quoi aura-t-il apporté une consolation à l’homme juste et pourtant malheureux et révolté ? Disons qu’il s’agit, comme si souvent dans la Bible, d’une réponse plus grande que la question et qui peut paraà®tre, de ce fait, à cêté de la question... Dieu n’aura pas montré qu’il est juste ; mais Dieu aura montré qu’il est Dieu. Il remet les choses en place et il remet Job à sa place. La place de Job, la place de l’humain est du côté des créatures, quelque part dans le tissu varié des Å“uvres de Dieu. L’humain est créature, il n’est pas lui-màªme Créateur. Et la créature ne peut juger son Créateur.

L’humain est totalement décentré dans ce tableau de la Création. On le trouve placé avec discrétion juste à côté de cette espèce d’hippopotame monstrueux qui s’appelle Behémoth : « Voici donc Behémoth. Je l’ai fait comme je t’ai fait » (40,15). L’humain n’est pas supérieur aux bêtes. Ironiquement la hiérarchie est même renversée : « chef d’Å“uvre de Dieu &raquo, ce qualificatif flatteur s’applique non à l’humain, mais à Behémoth (40,19), et le « roi sur tous les fauves » n’est pas l’humain, mais Léviathan (41,26).

Nulle part ailleurs dans la Bible, me semble-t-il, la démaîtrise de l’humain face à la réalité créée qui l’entoure et dont il participe n’est mise en relief avec autant d’insistance. On est ici aux antipodes de la domination exprimée en Genèse 1 et dans le Psaume 8. Job 38 à 42 dispense, dans l’ensemble des Ecritures, une leà§on d’humilité dont l’actualité est évidente.

Notre conception contemporaine du progrès scientifique, par exemple, présente des affinités indéniables avec le message délivré dans Job 38 à 42. Plus que jamais la science réfléchit aux limites de son emprise, elle cherche à mieux comprendre ce qu’elle ne sait pas et ne peut pas savoir. Nos connaissances ne sont nullement un décalque de la réalité ; elles en sont approche partielle, miroir déformant, instruction partiale, voire màªme, dans les sciences de la vie, paradoxe tragique d’une biologie détruisant l’objet auquel elle se consacre. Fondamentalement, la Création demeure un mystère et ne nous est accessible que dans l’admiration des créatures et dans l’adoration du Créateur.

Beaucoup plus concrètement, la crise écologique nous confronte à  tout ce que nous ne connaissons pas aux cycles de vie de la planète habituée. L’effet de serre et les changements climatiques ? Une surprise dramatique de dérégulation d’équilibres universels dont nous n’avions aucune idée précise. La disparition de 50 ou 100 espèces vivantes par jour ? Une perte immense de formes, de stratégies vitales, de maillons dans les chaînes écosystémiques et d’un potentiel considérable d’usages variés. Tant d’espèces disparaissent sans avoir été étudiées, sans même avoir été connues !

Quelles conséquences faut-il tirer ? Ces conséquences, dans notre situation actuelle, ne sont pas contenues dans le passage Job 38 à 42, bien entendu, mais elles s’en inspirent légitimement ; car elles traduisent la vision de la Création et du Créateur, qui est celle du texte. J’en nommerai trois :

  1. Les créatures non humaines ont une valeur intrinsèque, c’est-à-dire elles sont à conserver et à respecter indépendamment d’intéràªts humains. Dans la protection animale ce principe est déjà largement acquis ; certains juristes essaient d’en formuler des applications plus larges dans la protection des espèces et des milieux.
  2. Le mystère de la Création et les limites de nos connaissances inspirent la prudence. Il ne faut pas prospecter sans respecter ! Et le principe de précaution est fondamental dans nos rapports à l’environnement.
  3. L’articulation impressionnante, dans les derniers chapitres du livre de Job, entre l’individu et l’univers, entre les événements d’une vie concrète, d’une part, et l’espace-temps cosmique, d’autre part, peut nous servir de modèle : aujourd’hui comme jadis l’intériorité de la foi doit s’ouvrir à  la rencontre avec l’immensité et la diversité du monde vivant et cosmique autour de nous.

Otto Schäfer

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